Depuis très longtemps,
si longtemps, que nous pouvons dire depuis toujours, nous, les Nasa,
nous avons affronté l'offensive du conflit armé, de la spoliation
de nos territoires, autant par la force publique et les
paramilitaires, que par la guérilla. Nous savons que ce conflit ce
n'est pas seulement un échange de balles, lors duquel tombent nos
villageois. Nous savons que nos territoires et le processus de
résistance et de transformation que nous créons sont des éléments
stratégiques pour ceux qui pénètrent nos communautés et
l'ensemble de nos espaces, pour satisfaire leurs commerces et
intérêts, du narcotrafic et ses couloirs contrôlés par les
acteurs armés, jusqu'aux étendues dénudées dont se servent les
entreprises minières que l’État escorte avec ses forces de
l'ordre. Par ailleurs, lorsque l'insurrection armée et les armées
privées, même si elles se situent à des points opposés du spectre
idéologique, sèment la terreur, lorsqu'elles déplacent les
populations par leurs actions violentes, elles permettent l'arrivée
de l'industrie de l'exploitation à grande échelle des minéraux,
l'imposition de monocultures et de projets de méga-infrastructures,
qui facilitent la sortie et la commercialisation des « ressources »
naturelles qui pour nous sont des biens communs : elles sont la
vie, notre Terre Mère, Mama Kiwe.
Cette situation
d'exception, d'infiltration et d'occupation physique, mentale et
culturelle permanente, affecte de manière notoire les Plans de Vie
[les projets et rêves qui nous guident] de la Cxhab Wala kiwe ACIN
(Territoire du Grand Peuple, Association de Cabildos Indigènes du
Nord du Cauca), et génère de nombreux problèmes que vivent
actuellement nos communautés. Un de ceux-ci est l'intensification du
conflit armé, chaque jour plus sanglant, qui écrase les communautés
innocentes au milieu des combats entre les différents acteurs armés.
Ainsi, la communauté, qui a réclamé de manière constante de ne
pas être impliquée dans la guerre, finit par être victime des deux
camps, avec des dizaines de villageois non seulement blessés, mais
également assassinés, déplacés et continuellement effrayés.
Ces jours-ci,
précisément, de nombreux affrontements armés ont eu lieu dans
différents Resguardos indigènes comme Cerro Tijeras, Huellas
Caloto, Toribío et Jambaló, provoquant la mort, la panique et de
profonds traumatismes psychologiques dans la communauté. Un conflit
armé qui s'impose avec ses bombes, ses tirs, ses menaces et autres
faits de dés-harmonisation qui obligent les communautés à
suspendre leurs activités quotidiennes, comme la récolte du café,
les travaux agricoles ou encore fermer les écoles des zones en
question.
D'autre part, le fléau
de l'industrie minière continue de pénétrer nos territoires. D'une
part, à travers l'action de l’État qui vend les terres en
concession aux transnationales, et d'autre part, par l'accès de ces
dernières aux gisements qui les intéressent par le biais des
petites et moyennes entreprises minières. Certaines initiatives
d'extraction minière des transnationales sont reconnues comme
légales et d'autres sont désignées comme illégales dans la
nouvelle guerre pour les territoires, qui vient s'ajouter à la
guerre contre le narcotrafic et le terrorisme, mais toutes ces
initiatives extractives, à petite et grande échelle, produisent des
dommages environnementaux. Pour finalement livrer l'or aux
multinationales qui en font une marchandise et accumulent des
millions au prix de la destruction progressive de notre territoire et
de notre organisation.
Au sein des Resguardos,
des villageois et villageoises ont commencé à « laver »
l'or dans les rivières et à creuser au pied des collines sacrées,
à la recherche du métal précieux, jusqu'aux endroits où naissent
les sources d'eau. Certains parce qu'ils n'ont réellement rien,
parce qu'ils vivent dans la misère et le font pour survenir aux
besoins de leurs familles. D'autres, parce qu'ils y voient
l'opportunité d'obtenir des ressources économiques pour accumuler
des richesses. Ceux-ci, en majorité, finissent par exploiter
d'autres villageois qui se trouvent dans le besoin, et génèrent
ainsi une désintégration sociale et culturelle à travers la
violence et la consommation d'alcool, principalement chez les jeunes.
L'activité minière
provoque des divisions et ne permet pas l'application des principes
de l'organisation et des Plans de Vie, qui ont toujours défendu le
respect et l'attention à notre Terre Mère. Situation dont certains
profitent pour détruire notre processus politique d'organisation,
pour renforcer ces divisions, dans le but de rompre l'unité du
mouvement indigène et sa résistance au modèle d'extraction et de
spoliation.
Ainsi, le conflit armé
et l'activité minière, main dans la main, se développent contre
nos communautés. Et pendant ce temps, les Dialogues de Paix entre le
Gouvernement et la guérilla des FARC continuent. Tout ceci est
inquiétant, surtout quand ceux qui sont réunis à La Havane
prétendent donner une espérance de paix au pays, alors que la
réalité de notre territoire est tout autre, ce que peu de médias
de masse disent. Car, malgré la guerre, nos communautés indigènes,
depuis la base, construisent des propositions autonomes de paix dans
le cadre des Plans de Vie, comme alternative aux Projets de Mort qui
convertissent notre Terre Mère en marchandise, via des Traités de
« libre échange » et d’innombrables stratégies de
domination.
C'est dans ce contexte
que les autorités indigènes de la Cxhab Wala Kiwe-ACIN, ont
réalisé une Grande Minga de Réflexion du 3 au 5 juin 2013, dans le
Resguardo Indigène de Canoas, pour laquelle elles convoquèrent les
communautés à « évaluer les avancées, les difficultés et
l'accomplissement des mandats décidés en congrès zonaux »
ainsi qu'à « analyser les faiblesses internes et chercher les
sorties possibles pour continuer de parcourir le chemin de la
recherche d'un territoire autonome et d'un gouvernement propre. ».
L'expression de la
communauté lors de la Minga de Réflexion
Lors de cette Minga, les
participants et participantes ont exprimé leurs opinions sur
différents thèmes comme le Plan Culturel Territorial [plan de
restructuration de l'organisation], les Territoires Ancestraux
Autonomes, la proposition électorale de « Pays Commun »
[candidature indigène de Feliciano Valencia à la présidence], la
Minga Sociale et Communautaire [pour la solidarité et l'union avec
les autres processus populaires de base], les Tissus de Vie de l'ACIN
[éléments structurels de l'organisation], entre autres. Il est
important de signaler que dès le début de la Minga, la communauté
a manifesté de grandes inquiétudes ainsi que le besoin urgent
d'apporter un regard autocritique sur les communautés et
l'organisation. En effet, au sein des onze tulpas
(commissions), les villageoises et villageois du Nord du Cauca ont
fait remarquer, comme de coutume, de grandes faiblesses dans le
processus d'organisation, mais en même temps, ils ont apporté des
propositions pour les résoudre de manière communautaire.
La communauté a
manifesté que face à l'agression intégrale, nous pensions avoir
avoir atteint une unité, cohérence et sagesse pour l'affronter.
Mais apparemment, la menace la plus grave actuellement est plus que
jamais la fracture de notre unité, le manque de participation active
de la communauté, l'affaiblissement de l'organisation et la
fermeture, et on pourrait dire la quasi-disparition, des espaces
collectifs de dialogue, de débat et de réflexion.
On peut citer
quelques-uns des nombreuses positions qui sont apparues en ce sens :
« Nous, les peuples indigènes, nous parlons de Territoires
Ancestraux et Autonomes, mais en analysant le fond du problème,
l'autonomie, ils nous l'ont arraché. Ils nous ont rendu dépendants.
Même les aliments que nous consommons viennent en grande partie de
l'extérieur » ; « le Plan Culturel Territorial doit
aller au rythme du processus, parce que c'est la communauté qui est
la plus légitime pour restructurer et réorienter l'organisation ».
« En interne, la candidature présidentielle [à travers le
parti politique Pays Commun] n'a pas été consultée et les gens ne
connaissent même pas le nouveau parti Pays Commun ». Ces voix
reflètent certaines des principales inquiétudes et critiques
formulées par les villageois et les villageoises concernant le
mouvement indigène et l'organisation. Cependant, des propositions
pour y répondre ont aussi été faites : reprendre les visites
territoriales, participer aux travaux communautaires, ouvrir la
discussion et le débat nécessaires pour aborder toutes ces
thématiques avec les gens de la base. C'est à dire renforcer le
chemin de la « parole digne » avec et depuis la
communauté. Écouter de nouveau les communautés pour que les
décisions soient prises par la base, en cohérence avec les mandats
fondamentaux définis par l'organisation : l'autorité maximale
est la communauté, à partir de là les autorités traditionnelles,
comme chez les Zapatistes, et depuis toujours pour le Peuple Nasa,
« dirigent en obéissant ».
Rappelons que pour les
communautés indigènes il est très important de travailler en
Minga, penser, décider et agir de manière collective, même si le
système nous impose diverses stratégies pour nous diviser. Nous ne
pouvons pas tomber dans ce piège, mais si certains et certaines
d'entre nous pensent déjà de la manière dont nous l'impose le
système, nous devons nous harmoniser et nous conscientiser pour
continuer l'accompagnement nécessaire à la communauté sur le
chemin de la défense de la vie et du territoire. C'est un travail
collectif, des communautés, mais qui requiert la harmonie entre les
autorités et la base, pour que la parole divulguée soit débattue
de manière communautaire, à partir des différentes opinions,
perspectives et idées. Parole que nous devons défendre parce que
c'est elle qui nous permet de survivre.
Quant à la Minga Sociale
et Communautaire, les villageoises et villageois ont déclaré
qu'elle a été un espace important et qu'un suivi doit être
réalisé, car l'articulation avec les autres processus sociaux et
populaires est fondamentale. Mais avant tout, il est urgent de faire
le ménage dans notre propre maison, pour permettre l'harmonie et
pouvoir tisser des relations avec les autres peuples. Concernant la
gouvernance autonome, il y a eu de grandes avancées, mais il y a
encore de grandes faiblesses internes à dépasser. Par exemple, en
ce qui concerne nos systèmes de santé et d'éducation, même s'il y
a eu des améliorations, il est nécessaire de commencer par la
récupération de ce qui nous est propre, en partant de notre
territoire, et répondre ainsi aux besoins réels des communautés
tout en évitant la dépendance que nous impose le Gouvernement. Il
faut être conscients que la santé et l'éducation du système ne
nous servent pas, au contraire elles nous rendent malades. Nous
devons renforcer la médecine ancestrale, la sagesse des médecins
traditionnels et penser à une véritable éducation en relation avec
la Terre Mère.
Pour ce qui est du
contrôle territorial, les participant-e-s ont réaffirmé que la
Garde Indigène est l'axe fondamentale de cet exercice communautaire.
Il s'agit d'une des forces que détient l'organisation pour défendre
la Vie et le territoire, et c'est pour cette raison que nous devons
la soutenir et l'accompagner dans tous les domaines. Le contrôle
territorial soit aussi être renforcé par les sites d'assemblées
permanentes, où la communauté se rassemble pour éviter d'être
déplacée par le conflit armé.
Quant à l'économie et
l’environnement, la priorité qui se fait le plus sentir est la
récupération de la souveraineté alimentaire, du troc et du respect
de la Terre Mère, comme nous l'on apprit nos ancêtres, en
continuant à légiférer via notre Droit particulier pour vivre en
équilibre avec celle-ci.
D'autre part, concernant
la communication, il a été proposé que les autorités et les
différents Tissus de Vie s'approprient cet outil afin de mieux
toucher les communautés ; utiliser plus fréquemment le Nasa
Yuwe (langue Nasa) pour mieux communiquer entre nous ; amplifier
la couverture des radios communautaires ; rendre plus visible le
processus de l'organisation sur le site web ; et construire une
stratégie communicative pour faire face à la désinformation, aux
tromperies et à la propagande des radios de l'armée. Le mandat de
la communication est la défense de la parole collective.
Nous résumons ici
brièvement et nous reprenons l'essence de la parole que la
communauté est venue semer lors de la Minga de Réflexion, espace
d'analyse et de réflexion promut par l'ACIN afin d'écouter les
bases communautaires. Espace qui continuera ce vendredi 14 juin dans
le Resguardo Indigène de Huellas Caloto. Malgré une participation
loin d'être massive, comme lors des années précédentes, ce qui
reflète sûrement la perte de la capacité à convoquer et à
intéresser - ce qui vaudrait la peine d' être examiné - les
représentantes et représentants des communautés qui sont venus ont
semé une parole, afin que dans chaque espace de l'organisation nous
puissions l'alimenter et la protéger, par notre engagement
communautaire.
« Visiter chaque
famille, que toutes les personnes qui font partie de l'ACIN fassent
cet accompagnement pour discuter avec les gens et connaître ce
qu'ils pensent de l'organisation. Car il y a plus de confiance quand
on va directement jusqu'aux maisons, et la communauté aime bien
qu'on lui fasse des visites ». Il s'agit d'un appel à
récupérer ces espaces, pour que la parole exprimée dans
l'inquiétude et l'espérance germe, et se convertisse en sagesse
collective dont toutes et tous nous avons besoin pour assumer nos
faiblesses et construire des alternatives qui permettent de les
dépasser en communauté. C'est notre parole, celle des peuples sans
maître et elle reprend à peine le chemin de notre longue
résistance. Nous appelons de manière urgente et respectueuse à
reprendre à partir de cette Minga la parole de la communauté, pour
la divulguer et, avec elle, revitaliser nos Plans de Vie par la
sagesse collective.
Tissu de Communication et de Relations Extérieures pour la Vie et la Vérité - ACIN